Landry Desmoutiers à Séverin de Salles
«Je ne date pas ma lettre, mon cher ami. D'abord, j'ignore l'orthographe du hameau perdu où je vais dormir ce soir; puis, tu ne pourrais pas en prononcer le nom semi-barbare.
»Ah! Séverin, quels jours je vis! Quelles impressions vraiment neuves, inattendues, dans l'enivrante solitude de ce voyage, et l'entraînante vitesse de mon incomparable auto!
»Quand je pense que ma chère mère croyait m'avoir fait connaître la Bretagne! Aussi bien la trouvais-je un peu banale et décevante dans ses villes, et même dans les sites célèbres envahis par les touristes. Mais je l'ai découverte, la vraie, la sauvage, l'indomptable, la mélancolique, la charmeuse! Je l'ai découverte dans ses chemins bordés de chênes et de genêts qui, effleurés par l'auto, font pleuvoir sur moi des feuilles vertes et des fleurs d'or,-sur ses grèves solitaires où la mer, bleu d'azur ou vert d'émeraude, est toujours agitée dans sa noire ceinture de rochers,-dans les villages perdus d'où s'élancent des clochers en dentelle,-et surtout, peut-être, je l'ai reconnue et saluée sur les pentes arides des monts d'Arrez.
»Voici deux jours que j'erre en tous sens sur ces plateaux où souffle librement une brise âpre, dans le dédale vraiment désolé de ces vallées où croît seul l'ajonc épineux, sur les croupes arrondies de ces collines, sur la terre brune desquelles pousse un thym maigre et ras, brûlé par le vent et le soleil. La vue est incomparable dans sa tristesse: au-delà des cimes rondes et nues qui moutonnent autour de moi, c'est, d'un côté, la mer sans bornes; de l'autre, la sombre chaîne des Montagnes Noires. Çà et là, la silhouette grise d'une chapelle, une chaumière isolée.... Je passe des heures sans apercevoir une figure humaine; mais quelle note pittoresque offrent les rares passants! Tantôt c'est un paysan vêtu de bure brune, conduisant un attelage de ces petits chevaux alertes, infatigables, qui prennent leur nom de ces montagnes mêmes; tantôt c'est une femme à la coiffe monastique, qui, effrayée de voir l'auto, rassemble comme des poussins les petits sauvages aux cheveux de lin qui s'ébattent sur la route.