Physiologie du ridicule - Sophie GAY

Observation 1 : Le préjugé.

Ainsi la pauvreté, le ridicule n'est point un vice, c'est bien pis, a dit un bel esprit du 18e siècle, et les gens du monde élégant, les philosophes de boudoir, les aristarques du foyer de l'Opéra, ravis de ce bon mot, ont établi en principe, que le plus grand des malheurs de la société civilisée était d'être ridicule. Ingrats ! comment la voix de la conscience, cette voix qui ne trompe jamais, ne vous a-t-elle pas imposé silence au moment de proférer un si grand blasphème ! Comment la réflexion, qui nous montre si cruellement nos déceptions en tous genres, et nous fait calculer si juste le peu que nous récoltons de nos avantages, ne vous éclaire-t-elle pas assez pour accorder à nos ridicules le respect et la reconnaissance qui leur sont dus. O vous que la nature et l'art ont tant favorisés ! descendez dans votre coeur, compulsez tous les souvenirs qui l'honorent le plus ; évoquez vos vertus premières, vos qualités acquises, vos agréments naturels ou étudiés, et dites si aucune de vos nobles facultés, aucun de vos dons précieux, vous a jamais rapporté autant que le moindre de vos ridicules ?

On s'en moque, direz-vous ; et c'est là le premier bienfait attaché à cette source intarissable de jouissances. Semblable à la vertu qui s'enrichit par des sacrifices, à la religion, qui met l'outrage et les humiliations au nombre des voluptés chrétiennes, le ridicule fait la joie de tout le monde et le bonheur de ceux qui en sont doués ; la gaieté qu'il inspire, toujours hypocrite, n'est jamais injurieuse, car le plaisir qu'il donne, comme tant d'autres plaisirs, a besoin du mystère ; il faut en cacher la cause, en rire furtivement, et flatter le ridicule pour s'en amuser encore et longtemps. Que de soins, de cajoleries, naissent du puissant intérêt de se conserver un sujet de médisance et de gaieté ! Il n'est point de grand personnage, de grand talent, plus choyé que l'homme ridicule dont la manie doit occuper et divertir pendant ses soirées entière toute une réunion de moqueurs. Voyez comme on l'entoure ; c'est à qui l'exploitera, le mettra en valeur : chacun veut provoquer sa verve, seconder son effet ; on le questionne avec bienveillance, on lui fait mille agaceries pour lui soutirer une sottise ; et la prévention est telle en sa faveur qu'on lui compte souvent pour des saillies originales et piquantes les platitudes reçues, qui font ordinairement la base des conversations générales.

Vu des hauteurs de la philosophie, le ridicule est le lien le plus solide de tous ceux qui unissent les hommes : c'est la seule réciprocité constante, inaltérable, à l'abri des caprices du coeur et des faiblesses de l'esprit.

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Physiologie du ridicule - Sophie GAY

  TABLE DES MATIERES

Observation 1 : Le préjugé.
Observation 2 : De la présomption.
Observation 3.
Observation 4 : Jadis et Aujourd'hui.
Observation 5 : Du plus heureux des hommes.
Observation 6 : Les deux mères.
Observation 7 : Les gobe-mouches.
Observation 8 : Des sceptiques de café.
Observation 9 : Du ridicule appliqué à la politique.
Observation 10 : Des vieilles filles.
Observation 11 : Des jeunes personnes.
Observation 12 : Le bienfaiteur calomnié.
Observation 13 : Des comédies de société.
Observation 14 .
Observation 15 : Des vieux papillons.
Observation 16 : Du pêcheur.
Observation 17 : Les deux maris.
Observation 18.
Observation 19.
Observation 20.
Observation 21 : Des chiens gâtés.
Observation 22 : La vieille dupe.
Observation 23 : Le somnambulisme.
Observation 24.
Observation 25.
Observation 26 : Du plus grand de tous.
Observation 27.
Observation 28.
Aphorismes
Observations générales.


{Editions altifagiennes}