C'est sous le Consulat, à un dîner chez la marquise de Condorcet, où se trouvaient plusieurs des personnes des plus remarquables de ce temps, que je vis pour la première fois la belle madame Mansley, cette spirituelle Ellénore qu'un homme justement célèbre a choisie pour l'héroïne d'un roman qui, sauf quelques voiles très diaphanes, montre avec confiance la vérité des caractères plutôt que celle des faits.
Le portrait qu'a tracé Adolphe d'Ellénore, écrit sous l'influence d'un sentiment intéressé, est bien celui qu'il a vu, mais non pas celui qui la ferait reconnaître par ses parents et par ses amis. L'amour n'est pas sujet à voir juste; celui d'Adolphe, qui éprouvait également le besoin de se vanter et de se décrier, devait louer et blâmer à faux la cause de toutes ses inconséquences de coeur; mais qui oserait médire des illusions qui ont produit un si charmant ouvrage!
J'étais ravie de me rencontrer avec cette femme dont j'entendais parler chaque jour d'une si différente manière. Pour les uns, c'était une personne d'un grand caractère, dont l'âme noble, l'esprit indépendant et le ton austère étaient l'objet d'une admiration respectueuse. Pour les autres, c'était une femme bizarre, passionnée, orgueilleuse, inconséquente, prude et légère, conciliant une extrême sévérité de principes avec la situation la plus équivoque. Son caractère et ses qualités variaient en raison du plus ou moins d'occasions qu'on avait eues de la connaître et de se l'expliquer.
Pour cette masse d'indifférents qui classent les femmes par rang et non par espèce, madame Mansley était tout simplement la maîtresse du comte de Savernon. Pour les gens distingués dont elle aimait à s'entourer, c'était l'amie dévouée à qui M. de Savernon devait la conservation de sa fortune et de sa vie; car elle s'était exposée au danger de périr sur l'échafaud pour obtenir des rois de la Terreur les passeports, ensuite les certificats de résidence qui avaient assuré la liberté et l'existence de toute la famille de M. de Savernon. En reconnaissance du sentiment auquel il devait son bonheur et celui de tous ceux qui lui étaient chers, M. de Savernon consacrait sa vie à Ellénore. On savait que l'opposition de madame la marquise de Savernon au divorce demandé par son mari était le seul obstacle au mariage de ce dernier avec madame Mansley, et cet avenir de mariage suffisait aux gens que les avantages d'une bonne maison et d'une société agréable captivent avant tout.