Les jeux - Madeleine de SCUDERY

Nous partîmes de Paris à deux carrosses le plus beau jour de l'Automne, pour l'aller passer à une de ces agréables maisons qui sont au bord de la Seine du côté qu'elle descend. Nous étions cinq femmes, et il y avait quatre hommes avec nous, dont l'esprit était assurément très propre à rendre une compagnie fort agréable.

Nous établîmes pour règle de notre société pendant ce jour-là de ne songer qu'à ce qui pourrait nous divertir, de bannir toutes les pensées d'affaires : nous voulûmes encore, que s'il y avait quelqu'un des hommes qui étaient avec nous, qui eût de l'amour, qu'il fît trêve avec sa passion, afin de n'avoir que des plaisirs tranquilles : on résolut aussi de ne jouer point pour éviter le chagrin d'avoir perdu, et nous voulûmes si bien renoncer à nous-mêmes, que nous changeâmes de nom en badinant : nous ne prîmes pourtant pas d'abord de ces noms de Roman dont il est si aisé de trouver ; et un homme de la compagnie nous ayant dit qu'en Italie dans les célèbres Académies, les particuliers qui les composaient prenaient des noms qui marquaient quelque chose de leur humeur, ou qui avaient quelque autre rapport à eux, nous cherchâmes ou à nous louer ou à nous blâmer en nous désignant.

Une de mes amies fut nommée l'Indifférente, parce qu'en effet elle aime peu de chose : une autre la Mélancolique, quoique sa mélancolie soit charmante : la troisième l'Enjouée : la quatrième fut appelée l'Incrédule, parce qu'on n'a jamais pu lui persuader qu'on ait eu ni amour ni amitié pour elle. On appela un des hommes l'Opiniâtre. Un autre le Complaisant, qui mérite en effet ce nom-là. Le troisième se nomma lui-même l'Incertain, n'ayant jamais pu convenir de ce qui le pourrait rendre heureux. Et le dernier fut appelé l'Ambitieux, parce que ceux qui le connaissent bien croient qu'il sacrifierait toujours toutes choses à sa fortune.

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Les jeux - Madeleine de SCUDERY

{Editions altifagiennes}