Irène ou Les amours du bon vieux temps - Fanny RICHOMME

Oh ! comme on aimait bien jadis, et qu'il était grand l'empire des belles dans le bon vieux temps ! alors la dame de vos pensées pouvait d'un mot vous envoyer en pèlerinage à Jérusalem, vous réduire au silence pendant de longues années, et puis au bout de quelque dix ans, pour récompense, vous obteniez sa main chérie. Il est vrai que sa tendresse ou sa juste colère pouvait aussi, par circonstance, exiger de cruels holocaustes : par exemple, vous obliger à vous crever un oeil, à vous arracher une touffe de cheveux... Quand on aime il ne faut pas y regarder de si près ; d'ailleurs qui se soucie de ces bagatelles ? En revanche, quelque barbare châtelain enfermait parfois sa colombe dans la tourelle ; mais aussitôt cent chevaliers surgissaient pour la défendre, et, la lance au poing, venaient pourfendre le tyran peu délicat. Le temps où l'on se dévouait ainsi avait bien son mérite, convenez-en, mesdames ? Aujourd'hui quelle serait la puissance de celle à qui l'on sacrifierait la fumée d'un cigare !... Ce siècle était l'âge d'or des femmes, aujourd'hui c'est l'âge de fer.

Toutes les belles alors étaient donc fidèles ? Pas toujours... On voyait bien, par-ci, par-là, des maris trompés, des chevaliers félons, des pages, des troubadours heureux et inconstants, des jouvencelles abandonnées ; mais une éclatante punition faisait toujours justice du coupable ! Or, écoutez, je veux vous conter une histoire de ce temps-là.

Au quinzième siècle vivait Guillaume de Balaun, noble châtelain des environs de Montpellier. Guillaume avait juré amour et foi à la belle Irène, veuve à vingt ans du vieux seigneur de Joviac. Irène aimait Guillaume, le lui disait souvent, le lui prouvait peut-être, attendant avec impatience le moment de remplacer ses longs voiles de deuil par les riches atours qui parent une belle fiancée.

Depuis la mort du vieux seigneur, Guillaume avait franchi bien souvent la distance qui séparait Montpellier de l'antique manoir de Joviac. Monté sur son destrier, seul avec l'image d'Irène, l'amour lui dérobait les dangers auxquels il s'exposait : chevauchant par monts et par vaux, tantôt il rompait une lance contre un chevalier discourtois ; tantôt poursuivi par des voleurs, quelquefois même par des fantômes, il avait à lutter non seulement contre les vivants, mais encore contre les morts et les démons.

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{Editions altifagiennes}