Le mari de Jonquille - T. COMBE

Chapitre 1.

Manuel Vincent eut le grand malheur de devoir prendre un métier pour lequel il n'avait aucune vocation. Son père, étant horloger, fit de l'enfant un horloger, suivant la tradition de ces localités du Jura suisse et français que l'industrie de la montre et de la pendule a rendues florissantes. Là, au grand dommage des individualités, chacun entre dans la même filière et s'y lamine selon le type convenu ; le même engrenage, où le père a tourné toute sa vie, saisit le fils bon gré mal gré et le fait tourner à son tour dans le cercle de la coutume. Cette continuité a du bon : l'habileté de la main et certaines aptitudes spéciales se transmettent de père en fils comme un héritage, mais les vocations individuelles sont étouffées par la routine et bien des existences s'en trouvent douloureusement déviées et rabougries.

La nature de Manuel Vincent, trop violente pour endurer la contrainte, entra en rébellion contre ses liens dès le premier jour. Le jeune garçon avait quatorze ans quand son père le fit asseoir devant le vieil établi de chêne et lui mit aux mains une lime et un morceau de laiton brut dont l'apprenti devait faire une rondelle, un cuivrot, suivant l'expression technique. Le premier jour, il s'escrima sur ce cuivrot avec une ardeur qui ressemblait fort à de l'impatience, levant parfois la tête pour regarder le sommet de la montagne frangé de sapins, qui lui faisait signe par-dessus les toits, ou pour écouter les cris joyeux des gamins qui jouaient aux billes sur le trottoir. Son père, qui travaillait à côté de lui, le suivait du coin de l'oeil et ne lui ménageait pas la critique. Manuel, accoutumé jusqu'alors à la liberté de la rue, endurait fort mal cette surveillance. Ses pieds s'agitaient sous l'établi, cognaient la paroi ; la lime, qu'il tenait, disait son père, comme une cuiller, taillait des hachures à tort et à travers sur l'infortuné cuivrot.

- Jamais tu ne sauras limer, dit le père Vincent à son fils, en manière d'encouragement, le soir de ce premier jour ; tu as le pouce court et à crochet, comme un Allemand. Un bon horloger doit avoir le pouce long et arqué en dehors, comme le mien, vois-tu ? Tu tires du côté de ta mère, qui était fille de paysans.

Manuel se le tint pour dit.

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Le mari de Jonquille - T. COMBE

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Chapitre 3.
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Chapitre 6.
Chapitre 7.
Chapitre 8.
Chapitre 9.
Chapitre 10.


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