Lettres d'amour à Jacques Casanova - Manon BALLETTI

Paris, avril 1757

Ah ! que M. mon frère m'ennuie ! Il est excédant et l'on ne peut pas être plus gauche qu'il ne l'est, à sa garde ; mais ne parlons pas de lui, car il m'a cosi mis de mauvaise humeur, que je ne veux point du tout l'être avec vous.

Je vais répondre exactement à votre dernière lettre. Vous commencez par m'exagérer beaucoup votre amour, je le crois sincère, il me flatte, et je ne désire autre chose que de le voir durer toujours. Durera-t-il ? Je sais bien que vous allez vous révolter contre mon doute ; mais enfin, mon cher ami, dépend-il de vous de cesser de m'aimer ? ou de m'aimer toujours ?

Mais, passons, car je crois que ces craintes ne vous plaisent pas beaucoup. La crainte que vous me marquez sur l'incertitude et la réussite de vos projets me flatte, parce qu'elle me prouve votre amour, et l'envie que vous auriez de me rendre heureuse en tout point. Je vous assure que je me le trouverai si je puis être à vous et si vous me conservez toujours cette tendresse que vous me devez pour accompagner la mienne. Mais je ne veux point que vos craintes vous fassent me dire de tâcher de vous oublier.

Moi, vous oublier ! moi, cesser de vous aimer, quand j'ai osé vous le dire ! Ah ! vous ne me connaissez pas ! Si vous saviez les efforts que j'ai faits pour vaincre le penchant que je me sentais pour vous quand j'ai commencé à l'apercevoir ! A présent je puis vous le dire, puisque heureusement ou malheureusement je n'y ai pas réussi.

Mais cela m'a donné bien de la peine inutile. J'ai commencé par croire que la complaisance que je m'apercevais avoir pour vous, n'était qu'une simple amitié, mais des plus simples ; je m'amusais avec vous plus qu'avec qui que ce soit, mais je me disais : «Il est gai, il a de l'esprit, cela n'est pas étonnant» ; mais enfin je me trouvais inquiète ; quand vous passiez un jour sans venir au logis, j'étais triste, sérieuse, et je trouvais qu'en rêvant, je ne pensais qu'à vous. Ah ! j'ai frémi, je me suis aperçue du penchant que je prenais pour vous, et l'épouvante s'est emparée de moi. «Que fais-je ? me disais-je ; sur le point d'épouser un homme à qui l'on m'a promise, auquel je me suis aussi promise moi-même, je vais prendre de l'inclination pour un homme que je ne verrai peut-être bientôt plus, qui ne m'aime pas» ; car alors je croyais de bonne foi que vous ne m'aimiez pas ; «que deviendrais-je ? Que je suis imprudente, ridicule ! aimer quelqu'un qui n'a que de l'indifférence, c'est se rendre malheureuse». Mais quelquefois je me figurais que vous pourriez peut-être m'aimer aussi, que vous n'osiez me donner des marques de votre amour à cause des circonstances qui ne vous le permettaient pas.

Les choses sont changées ; il y a eu un disgracié qui vous a fait tout à fait connaître ; je vous ai démasqué et cela ne vous a pas fait du tort dans mon coeur ! Puisse cette tendre amitié que nous avons l'un pour l'autre être heureuse ! Elle peut faire notre bonheur ou notre malheur ; quelle dure alternative ! Il est cosi fâcheux d'aimer !

Mais bonsoir, mon cher ami, je me meurs de sommeil ; ma plume tombe de mes mains, mes yeux se ferment ; mais comme ce n'est point tout cela qui vous écrit, je vais toujours ; mais il n'y a pas moyen, je dors tout de bon.

Bonsoir, bonsoir, mon bon ami, aimez-moi toujours bien. Si vous vouliez me rendre bien contente, vous brûleriez mes lettres ! Je rêve que je vous dis que je vous aime !

***


Lettres d'amour à Jacques Casanova - Manon BALLETTI

  TABLE DES MATIERES

Paris, avril 1757
Paris, fin avril 1757
Paris, commencement de mai 1757
Paris, ce lundi à minuit, mi-mai 1757
Paris, fin mai 1757, 1 heure passée
Paris, premiers jours de juin 1757, 1 heure
Paris, mi-juin 1757, minuit
Paris, fin juin 1757, minuit et demi
Paris, commencement de juillet 1757, 1 heure et demie
Paris, fin juillet 1757, minuit et demi
Paris, fin août 1757, dimanche au soir à minuit
Paris, 1er septembre 1757, jeudi au soir et minuit
Paris, 9 septembre 1757
Paris, 10 septembre 1757, ce samedi au soir, 10 heures
Paris, fin 1757, 7 heures

Paris, début de mars 1758, minuit
Paris, mi-mars 1758, minuit
Paris, début d'avril 1758, minuit
Paris, mi avril 1758, 5 heures
Paris, mai 1758
Paris, juin 1758, vendredi à minuit
Paris, juillet 1758
Paris, début d'octobre 1758, lundi
Paris, début d'octobre 1758, mardi au soir
Paris, début d'octobre 1758, mercredi au soir
Paris, octobre 1758, dimanche au soir
Paris, octobre 1758, mardi au soir
Paris, octobre 1758, jeudi au soir
Paris, ce 14 octobre 1758
Paris, ce 18 novembre 1758
Paris, ce dimanche 3 décembre 1758 au soir
Paris, ce 9 décembre 1758
Paris, mi-décembre 1758

Paris, ce 1er octobre 1759
De la « Petite Pologne », 23 octobre 1759, pour la dernière fois
Celle-ci sera datée, et malheureusement de Paris, ce 28 octobre 1759
Paris, ce 4 décembre 1769
Paris, ce 13 décembre 1759
Paris. Ce n'est encore que le 16 décembre 1759, c'est bien long !
Paris, ce 20 décembre 1759

Paris, ce 3 janvier 1760
Paris, ce 20 janvier 1760
Paris, ce 7 février 1760


{Editions altifagiennes}